Alessandro Manzoni

LETTRE À MONSIEUR CHAUVET
SUR
L'UNITÉ DE TEMPS ET DE LIEU
DANS LA TRAGÉDIE

(seconda parte)

         La determination arrêtée et constante de tuer son semblable suppose nécessairement l’état de l’âme le plus dépravé, j’ajouterais, et le plus dégradé, le moins poétique. Si une telle détermination est en harmonie avec le caractère du personnage; si c'est un intérêt privé, un passion égoïste qui la lui ont inspirée; s'il n'a pas eu de grandes répugnances à vaincre pour se résoudre à l'assassinat, c'est le caractère même qui est misérable, dégoûtant et peut-être incapable de devenir un sujet d'imitation poétique. Si, au contraire, ce n'est pas seulement avec de profondes souffrances, mais par la séduction d'une grande pensée, d'un dessein extraordinaire, d'une illusion puissante, qu'un homme a pris cette horrible résolution; si le sentiment du devoir et la voix de l’innocence qui cherche à triompher y ont opposé des obstacles; si cet homme a combattu, pour ainsi dire, sur tous le degrés de l'abime, c'étaient alors ces pensées, ces illusions, ces combats et la chute par laquelle ils ont fini, qu'il fallait représenter. C'est cela qui était profond, instructif et dramatique. Mais lorsque la lutte morale est terminée, lorsque la conscience est vaincue, et que l'homme n'a plus à surmonter que des résistances hors de lui, il est peut-être impossible d'en faire un spectacle intéressant; et peut-être le meurtre prémédité est-il un de ces sujets que le poëte tragique doit s'interdire.
         Je dis peut-être, parce que toutes ces règles exclusives et absolues sont trop sujettes à être démenties par des expériences contraires et que l'on n'avait pu prévoir: on peut bien, sans péril, condamner a priori tout sujet qui n'aurait pas la vérité pour base: mais il me semble trop hardi de décider, pour tous les cas possibles, que tel ou tel genre de vérité est à jamais interdit à l'imitation poétique; car il y a dans la vérité un intérêt si puissant, qu’il peut nous attacher à la considérer malgré une douleur véritable, malgré une cortaine horreur voisine du dégoût. Si donc le poëte réussit, à force d’intérêt, à faire supporter au spectateur ces sentimens pénibles, -l faudra bien reconnaître qu'il a su mettre en ceuvre les moyens de l’art les plus forts et les plus sûrs. Il ne restera plus qu'à juger les effets de cette puissance qu'il aura exercée sur les âmes. Or, si l'impression qu'il a produite est éminemment morale, si le dégoût qu'il a excité est le dégoût du mal; si, en associant au crime des idées révoltantes, il l'a rendu plus odieux; s'il a réveillé dans les coeurs une aversion salutaire pour les passions qui entrainent à le commettre, pourra-t-on raisonnablement lui reprocher de n'avoir pas assez ménagé la délicatesse du spectateur? Je crois qu'on a imposé trop d'égards au poétes pour cette susceptibilité du public; qu'on leur a trop fait un dévoir d'éviter tout ce qui pouvait déplaire: il y a des douleurs qui perfectionnent l'âme; et c'est une des plus belles facultés de la poèsie que celle d'arrêter, a l'aide d'un grand intérêt, l'attention sur des phénomènes moraux que l’on ne peut observer sans répugnance.
         Au reste, cela est indifférent à la question des deux unités; car le système historique, se prètant admirablement à la peinture graduée des évenemens et des passions qui peuvent porter au meurtre, donne les moyens d'écarter, dans tous les sujets où le meurtre est représenté, cette longue et dégoûtante préméditation. Je ne sais si le système des deux unités présente à cet égard les mêmes facilitès, et s’il ne met pas le poëte dans l'alternative de supposer le meurtre prémédité, ou de ramener d'une manière invraisemblable et forcée. On pourrait peut-être, pour la solution de ce doute, tirer quelque lumière de l'examen comparatif de deux tragédies traitées dans deux systèmes différens, et dont le sujet est foncièrement à peu près le même: ce sont l'Othello de Shakespeare et la Zaïre de Voltaire. Dans l'une et dans l'autre pièce, c'est un homme qui tue la femme qu'il aime, la croyant infidèle. Shakespeare a pris tout le temp dont il avait bésoin; il l’a pris de l'histoire même qui lui a furni son sujet. On voit, dans Othello, le soupçon conçu, combattu, chassé, revenant sur de nouveaux indices, excité et dirigé, chaque fois qu'il se manifeste, par l'art abominable d'un ami perfide; en voit ce soupçon arriver jusqu'à la certitude par des degrés aussi vraisemblable que terribles. La tâche de Voltaire était bien plus difficile. Il fallait qu’Orosmane, généreux et humain, fût assez difficile sur les preuves de son malheur pour n’être pas d'une crédulité presque comique; que, plein, le matin, de confiance et d'estime pour Zaïre, il fût poussé, le soir du même jour, à la poignarder, avec la conviction d'en être trahi. Il fallait des preuves assez fortes pour produire une telle conviction, pour changer l’amour en fureur, et porter la colère jusqu'au délire. Le poëte ne pouvant, dans un si court intervalle, rassembler les faux indices qui nourrissent lentement les soupçons de la jalousie, ne pouvant conduire par degrés l'âme d'Orosmane à ce point de passion où tout peut tenir lieu de preuve, a été obligé de faire naître l'erreur de son héros d'un fait dont l'interprétation fût suffisante pour produire la certitude de la trahison. Il a fallu, pour cela, règler la marche fortuite des événemens de manière que tout concourût à consommer l'illusion d'Orosmane, et mettre à l'écart tout ce qui aurait pu lui révéler la vérité. Il a fallu qu'on écrivit a Zaïre une lettre équivoque, que cette lettre tombât dans les mains d'Orosmane, et qu'il pût y voir que Zaïre lui préférait un autre amant. Ce moyen, qui n'est ni naturel, ni instructif, ni touchant, ni même sérieux, est cependant une invention très ingénieuse, le système donné, parce qu'il est peut-être le seul qui pût motiver, dans Orosmane, l'horrible résolution dont le poëte avait besoin.
         La force croissante d'une passion jálouse dans un caractère violent, l'adresse malheureuse de cette passion à interpréter en sa faveur, si on peut le dire, les incidens les plus naturels, les actions les plus simples, les paroles les plus innocentes, l'habileté épouvantable d'un traitre à faire naître et à nourrir le soupçon dans un àme offensée, la puissance infernale qu'un scélérat de sang-froid exerce ainsi sur un naturel ardent et généreux; voilà quelques-unes des terribles leçons qui naissent de la tragédie d'Othello: mais que nous apprend l'action de Zaïre? que les incidens de la vie peuvent se combiner parfois d'une manière si étrange, qu'une expression équivoque, insérée par hasard dans une lettre qui a manqué son adresse, vienne à occasioner les plus grands crimes et les derniers malheurs? A la bonne heure: ce sera là une leçon, si l'on veut; mais une leçon qui n'aura rien de bien impérieux, rien de bien grave. La prévoyance et la morale humaines ont trop à faire aux choses habituelles et réelles pour se mettre en grand souci d'accidens si fortuits, et, pour ainsi dire, si merveilleux. Ce qu'il y a, dans Zaïre, de vrai, de touchant, de poétique, est dû au beau talent de Voltaire; ce qu'il y a dans son plan de forcé et de factice me semble devoir être attribué, en grande partie, à la contrainte d'e la règle des deux unitès.
         L'intervention de Jago, que j’ai indiquée - rapidement tout à l'heure mérite une attention plus expresse: elle est en effet, dans la tragédie d'Othello, un grand moyen et peut-être un moyen indispensable pour produire la vraisemblance. Jago est le mauvais génie de la pièce; il arrange une partie des événemens, et les empoisonne tous; il écarte ou dénature toutes les réflexions qui pouvaient amener Othello à reconnaître l'innocence de Desdemona. Voltaire à été obligé de faire naître des accidens pour confirmer les soupçons auxquels tient la catastrophe de sa pièce: il fallait bien qu'Orosmane eût aussi un mauvais conseiller pour l'égarer; et ce mauvais conseiller, c'est le hasard: car, si l'on recherche la cause du meurtre auquel il se laisse emporter, elle est tout entière dans un jeu bizarre de circonstances que l'auteur n'a pas même eu la pensée de rattacher à l'idée de la fatalité, et qui n'ont point en effet le caractère au moyen duquel elles auraient été susceptibles d'y être ramenées. Dans Othello, le crime découle naturellement, et comme j’ai son propre poids, de la source impure d'une volonté perverse; ce qui me paaraît aussi poétique que moral. On voudrait exclure de la scène les scélérats subalternes, parce qu'on trouve que la bassesse dans le crime est dégoûtante: soit; mais, ne faudrait-il pas en exclure aussi le crime même? Cependant, puisque le crime a une si grande part dans la tragédie, je ne vois pas quel mal il y a à le représenter accompagné toujours de quelque chose de bas. Il n'arrive guère, heureusement, que les affaires où ne prennent part que de belles âme se terminent par un meurtre; et je crois que cette indication de l'expérience est bonne à consacrer dans les compositions poétiques.
         Voilà, Monsieur, les observations que j'avais à vous soumettre sur les nouveaux fondemens que vous voudriez donner à la règle des deux unités. Je n’examinerai point ici les autres objections que l'on fait au système historique: il ne serait pas juste de vous ennuyer par la discussion formelle d’opinions qui ne sont peut-être pas les vôtres. Mais, puisque j'ai déjà perdu l'espoir de faire cette lettre courte, permettez-moi d'y joindre encore quelques réflexions sur la manière dont on pose et dont on traite généralement la question des unités dans le drame. Si ces réflexions étaient fondées, elles pourraient faciliter la solution de la question elle-même.
         Plusieurs d’entre ceux qui soutiennent la nécessité de la règle emploient souvent, pour qualifier les deux opinions contraires, des mots qui expriment des idées on ne peut plus graves, mais qui, au fond, n'ajoutent rien à la force de leurs argumens. Ce sont, pour eux, d'un côté, la nature, la belle nature, le goût, le bon sens, la raison, la sagesse, et, peu s'en faut, la probité; de l'autre côté, ce sont l'extravagance, la barbarie, la monstruosité, la licence, et que sais-je encore? Certes, si, de tous ces grands mots, les premiers peuvent s'appliquer au système des deux unités, et les autres au système contraire, le procès est jugé. Il est hors de doute que la sagesse vaut mieux que l'extravagance, et même que celle-ci ne vaut rien du tout; et quand Horace ne l'aurait pas formellement prescrit, tout le monde conviendrait de bonne gràce qu'il ne faut pas loger les dauphins dans les bois. Mais lorsque les adversaires de la règle soutiennent que la tragédie, telle qu'ils l'a conçoivent, n'est pas un bois, et qu'ils n'y transportent pas des dauphins; lorsqu'ils prétendent que c'est pour ne pas blesser la nature et la raison qu'ils récusent la règle, lorsqu'ils veulent prouver que c’est celle-ci qui est bizarre parce-qu'elle est arbitraire; c'est là-dessus qu'il faut les attaquer, et les réfuter, si l’on peut: Au reste, on doit le savoir et en prendre son parti, ceux qui défendent des opinions établies ont l'avantage de parler au nom da grand nombre; ils peuvent, sans témérité, employer le langage le plus affirmatif, le plus-sentencieux, et c'est un avantage auquel il est rare que l'on veuille renoncer. Jugez, d'après cela, Monsieur, si je me félicite d'ávoir trouvé l’occasion de justifier une opinion nouvelle devant un critique qui, au lieu de se prévaloir de la force que le consentement de la majorité et une espèce de prescription peuvent donner à la sienne, ne cherche, au contraire, qu'à l’appuyer sur le raisonnement!
         Une autre méthode, à peu près aussi expèditive, aussi usitée et aussi concluant que la précédente, de prouver la nécessité de l’unité de temps et de lieu dans la tragédie, c'est de montrer que, sar certains théâtres où la règle n'est pas admise, on a donné souvent à l’action une étendue excessive; c'est de citer avec un mépris triomphant ces tragédies dans lesquelles un personnage,

" Enfant au premier acte, est barbon au dernier. "

Cela est absurde, sans doute: et ceux qui ne veulant pas de la règle font mieux qua de reconnaître simplement cela pour absurde; ils en prouvent l'absurdité par des raisons tirées de leur système. Ce qu'ils contestent, c'est la règle:

Qu'en un lieu, qu'en un jour, etc.

         On peut très aisément éviter l'excès signalé dans les vers de Boileau, sans adopter la limite posée par lui. Se fonder sur cet excès pour établir cette limite, c'est faire comme celui qui, après avoir sans peine démontré que l'anarchie est une fort manvaise chose , voudrait en conclure qu'il n'y a rien de mieux, en fait de gouvernement, que le gouvernement de Constantinople.
         Enfin, après avoir désapprouvé, à raison ou à tort, tel ou tel exemple donné par quelque poëte qui s'est affranchi de la règle, on s'en prend au système historique, sans examiner si ce qu'un poëte a fait, dans un cas donné, est ou n'est pas une conséquence de son système. Ainsi, par exemple, Shakespeare à souvent mêlé le comique aux événemens le plus sérieux. Un critique moderne, à qui l'on ne pourrait refaser sans injustice beaucoup de sagacité et de profondeur, a prétendu justifier cette pratique de Shakespeare, et en donner de bonnes raisons. Quoique puisées dans une philosophie plus élevée que ne l'est en général celle que l'on a appliquée j’usqu’ici à l'art dramatique, ces raisons ne m'ont jamais persuadé; et je pense, comme un bon et loyal partisan du classique, que le mélange de deux affets contraires détruit l'unité d'impression nécessaire pour produire l'émotion et la sympathie; ou, pour parler plus raisonnablement, il me semble qua ce mélange, tel qu'il a été employé par Shakespeare, a tout-à-fait cet inconvénient. Car, qu'il soit réellement et à jamais impossible de produire une impression harmonique,et agréable par le rapprochement de ces deux moyens, c'est ce que je n'ai ni le courage d'affirmer, ni la docilité de répéter. Il n'y a qu'un genre dans lequel on puisse refaser d'avance tout espoir de succès durable, même au génie, et ce genre c'est le faux: mais interdire au génie d'employer des matériaux qui sont dans la nature, par la raison qu'il ne pourra pas en tirer un bon parti, c'est évidemment pousser la critique au delà de son emploi et de ses forces. Que sait-on? Ne relit-on pas tous les jours des ouvrages dans le genre narratif, il est vrai, mais des ouvrages où ce mélange se retrouve bien souvent , et sans qu'il ait été besoin de le justifier, parce qu'il est tellement fondu dans la vérité entrainante de l'ensemble, que personne ne l'a remarqué pour en faire un sujet de censure? Et le genre dramatique lui-même n'a-t-il pas produit un ouvrage étonnant, dans lequel on trouve des impressions bien autrement diverses et nombrouses, des rapprochemens bien autrement imprévus que ceux qui tiennent à la simple combinaison du tragique et du plaisant? et cet ouvrage, n'a-t-on pas consenti à l’admirer, à la seule condition qu'on ne lui donnerait pas, le nom de tragédie? condition du reste assez douce de la part des critiques, puisqu'elle n'exige que les sacrifice d'un mot, et accorde, sans s'en apercevoir, que l'auteur, en produisant un chef-d’euvre, a de plus inventé un genre. Mais, pour rester plus strictement dans la question, le mélange du plaisant et du serieux pourra-t-il être transporté heureusement dans le genre dramatique d'une manière stable, et dans des ouvrages qui ne soient pas une exception? C'est, encore une fois, ce que je n'ose pas savoir. Quoi qu'il en soit, c'est un point particulier à discuter, si l'on croit avoir assez des données pour le faire; mais bien certainement un point dont il n'y a pas de conséquences à tirer contre le système historique que Shakespeare a suivi: car ce n'est pas la violation de la règle qui l'a entrainé à ce mélange du grave et du burlesque, du touchant et du bas; c'est qu'il avait observé ce mélange dans la réalité, et qu’il voulait rendre la forte impression qu'il en avait reçue.
         Jusqu'ici je me suis efforcé de prouver que le système historique non seulement n'est pas sujet aux inconvéniens que vous lui attribuez, en ce qui concerne l'unité d'action et la fixité des caractères; mais qu'il offre, sous ces rapports, les moyens les plus aisés et les plus sûrs d'approcher de la perfection de l'art. Du reste, quand je n'aurais pas réussi, quand il serait bien démontré que ces inconvéniens sont réels, la condamnation du système ne s’ensuivrait pas encore. Il faudrait auparavant les comparer, à ceux qui naissent de l'observance de la règle, et choisir le système qui en offre le moins; car on ne saurait, penser que le système des deux unités soit sans inconvéniens, et qu'une règle, qui impose à l'art qui imite des conditions qui ne sont pas dans la nature que l'on veut imiter, aplanisso d'elle-même toutes les difficultés de l'imitation.
Sans prétendre examiner à fond l'influence que les deux unités ont exercé sur la poésie dramatique, qu'il me soit permis d'examiner quelques-uns de leurs effets qui me semblent défavorables; et, pour m'éloigner le moins possible du point de vue que vous avez choisi, je noterai de préférence ceux qui me paraissent résulter du plan que vous avez proposé pour le sujet de Carmagnola. Vous ne verrez, je l'espère , dans le choix de ce texte, ni une intention hostile, ni une misérable représaille. Je voudrais être aussi sûr que cette lettre ne sera pas ennuyeuse, que je le suis d'avoir été déterminé à l'écrire par un sentiment d'estime pour vous, et de respect pour ce qui me parait la vérité. Si les règles factices n'induisaient en erreur que des esprits faux et dépourvus du sens du beau, on pourrait les laisser faire et s'épargner la peine de les combattre: ce sont les mauvais effets de leur tyrannie sur les grands poëtes et sur les critiques judicieux qu'il importerait de constater, pour les prévenir; je transcris donc la partie de votre article que j'ai ici en vue:

" Supposons, maintenant, qu'un auteur asservi aux, règles, eût eu ce sujet à traiter. Il eût d'abord rejeté dans l'Avant-scène, et l’election de Carmagnola au généralat vénitien, et la bataille de Maclodio, et la déroute de la flotte, et l'affaire de Crémone. Tout cela est antérieur à l'action proprement dite, et un récit pouvait l'exposer parfaitement. La pièce eût commencé au moment où le comte, rappelé par le sénat, est attendu à Venise. Le premier acte eût peint les alarmes de sa famille, excitées par les bruits qui circulent sur les intentions perfides du sénat. Mais bientôt l’arrivée du comte, et sa réception triomphale changent les craintes en joie, et l'acte finit au moment où il se rend au conseil pour délibérer sur la paix. Ainsi la pièce était aussi avancée à la fin du premier acte qu'elle l'est chez M. Manzoni à la fin du quatrième; et l'auteur, pour fornir sa carrière, se trouvait comme forcé de créer une action, un noeud, des péripéties, de mettre en jeu les passions, d'exciter la terreur et la pitié. Mais quelles ressources n'avait-il pas pour cela? Et les révélations de Marco, et les intrigues du duc de Milan, et les divisions dans le sénat, et les mécontentemens populaires, et le pouvoir du comte sur l'armée, et enfin tout le trouble et tous les dangers d'une république qui a conflé sa défense à des troupes mercenaires. Ce grand tableau est à peine ébauché dans la pièce de M. Manzoni. Ne pouvait-on pas d’ailleurs faire en sorte que Carmagnola, sollicité par le duc de Milan, se trouvât un moment maitre du sort de la république? La parenté de sa femme avec le duc, son empire sur les autres condottieri, et l'assistance du peuple, pouvaient amener naturellement cette situation. Le poëte eût ainsi mis en présence dans l’âme du héros les sentimens de l’homme d'honneur avec l'imagination turbulente du chef d'aventuriers, et Carmagnola, abandonnant par vertu le projet de livrer Venise qui veut le perdre, n'en eût été que plus intéressant lorsqu'il succombe; tandis que ce même projet eút servi à motiver et à peindre la timide eternelle politique du sénat. C'est ainsi que les limites de l’art donnent l'essor à l’imagination de l'artiste, et le forcent à devenir créateur. Que M. Manzoni se le persuade bien; franchir ces limites, ce n'est point agrandir l’art, c'est le ramener à son enfance."

         Voici, Monsieur, les principaux inconvéniens qui me semblent résulter de cette manière de traiter dramatiquement les sujets historiques:
1.° On se règle, dans le choix à faire entre les événemens que l'on représente devant le spectateur, et ceux que l'on se borne à lui faire connaître par des récits, sur une mesure arbitraire, et non sur la nature des événemens mêmes et sur leurs rapports avec l'action.
2.° On resserre, dans l'espace fixé par la règle, un plus grand nombre de faits que la vraisemblance ne le permet.
3° On n'en omet pas moins, malgré cela, beaucoup de matériaux très poétiques, fournis par l'histoire.
4.° Et c'est là le plus grave, on substitue des causes de pure invention aux causes qui ont réellement déterminé l'action représentée.
         Et d'abord, pour ce qui regarde le premier inconvénient, il est sûr que, dans chaque partie de l'action, le poëte peut découvrir le caractère et les raisons qui la rendent propre à être mise en scène, ou qui exigent qu'elle ne soit donnée qu'en narration. Or, ces raisons tirées de la nature des événemens, et de leur rapport avec l'ensemble de l’action et avec le but de l’art dramatique, le poëte se trouve obligé de les négliger dans une partie souvent très importante de l'action, je veux dire en ce qui concerne les faits qui ont précédé le jour de la catastrophe, et n'ont pu se passer dans le lieu choisi pour la scène. Indépendamment de toute considération sur leur importance et sur leur intérêt poétique, ces faits doivent être relégués dans l'avant-scène, et supposés avoir eu lieu loin du spectateur. Je conçois fort bien que, lorsqu’on a adopté les deux unités, en soit disposé à regarder ces sortes de faits, dans tout sujet dramatique, comme antérieurs à l'action proprement dite; mais, Monsieur, sans incidenter sur votre opinion dans l'exemple particulier que vous citez, je me permets de vous faire observer qu'il est en général fort difficile de déterminer le point où commence une action théâtrale, et qu'il serait contraire à toute raison et à toute expérience d'affirmer que toutes les actions historiques qui peuvent être, sous les autres rapports, de bons sujet de tragédie, ont eu leur véritable commencement dans les vingt-quatre heures qui ont précédé leur accomplissement. Je crois même que ce cas est très rare, et voilà pourquoi le poëte asservi aux règles, obligé, d'un côté, de reconnaître que plusieurs de ces faits, antérieurs au jour qu'il a choisi ne le sont cependant pas à l'action, mais en font partie, se trouve réduit à la gène des expositions, de ces expositions si souvent froides, inertes, compliquées, à l'ennui des quelles en se résigne, avec justice, comme à une condition rigoureuse du système accredité. On est si bien convenu de la difficulté des expositions tragiques, que l'on sait gré, même aux poëtes da premier ordre, de réussir quelquefois à en faire d'intéressantes et de dramatiques. Celle de Bajazet, par exemple, passe pour un chef-d'oeuvre de difficulté vaincue. Elle est fort belle, en effet; mais qu’est-ce qu'un système qui oblige d'admirer, dans un poëte tel que Racine, une exposition en action? Qu'est-ce qu'un système dans lequel il a fallu en venir a accorder au poëte tout le premier acte, pour préparer l'effet des quatre suivans, et dans lequel le spectateur n’a pas lieu de se plaindre si la partie dramatique du drame commence au second, quelquefois même au troisième acte?
         Maintenant veut-on se faire une idée de tout ce qu'une telle méthode a de désavantageux pour l'art en général? Rien n'est plus facile: il n'y a, pour cela, qu'à considérer quelles beautés perdraient à être assujetties à cette règle des unités, des sujets largement et simplement conçus d'après le système contraire. Que l'on prenne les pièces historiques de Shakespeare, et de Goethe; que l’on voie ce qu’il en faudrait ôter à la représentation, ou remplacer par des récits, et que l'on décide si l'on ga-nerait au change! Mais, pour appliquer ici ces réflexions à un exemple particulier, je ne saurais mieux faire que de traduire un passage d'un écrit où cette application est on ne peut plus heureusement faite. Il s'agit d'un dialogue italien sur les deux unités, par mon ami. M. Hermès Visconti, qui, dans quelques essais de critique littéraire, a déjà donné au public la preuve d'une haute capacité, et qui promet d'illustrer l'Italie par les travaux philosophiques auxquels il s'est particulièrement voué. Il suppose, dans ce dialogue, qu'un partisan des règles, qui n'a pas cependant le courage de contester au sujet de Macbeth le mérite d'être admirablement tragique, propose les moyens de l'assujettir aux deux unités.
         " Il fallait, " fait-il dire à cet interlocuteur, " choisir le moment le plus important et supposer le reste comme déja avenu. " Voici sa réponse. " Vous choisirez la catastrophe, vous représenterez Macbeth tourmenté par les remords du passé, et par la crainte de l'avenir; vous exciterez le zèle des défenseurs de la cause juste; vous mettrez en récit les crimes antécédens; vous peindrez lady Macbeth, simulant l'assurance et le calme, et dévoilant dans ses rèves le secret de sa conscience. Mais, de cette manière, aurez-vous tracé l’histoire de la passion de Macbeth et de sa femme? aurez-vous fait voir comment un homme se résout à commettre un grand crime? aurez-vous dépeint la férocité triste encore, bien que satisfaite, de l’ambition qui a surmonté le sentiment de la justice? Vous aurez, à la verité, choisi le plus beau moment, c'est-à-dire le dernier période des rémords; mais une grande partie des beautés du sujet aura disparu, parce que la beauté poétique de ce dernier période dépend beaucoup de ce qu'il arrive après les autres; elle dépend de la loi de continuité dans les sentimens de l'âme. Et, pour donner la connaissances de ce qui a précédé, ne serez-vous pas forcé de recourir aux expédiens des récits, des monologues destinés à informer le spectateur, qui comprend toujours, et fort bien, qu'ils ne sont destinés à autre chose qu'à l'informer? Au lieu de cela, dans la tragédie de Shakespeare, tout est en action, et tout de la manière la plus naturelle. "
         Je passe au second inconvénient, de la règle, celui de forcer le poëte à entasser trop d'événemens dans l'espace, qu'elle lui accorde, et de blesser par là la vraisemblance. On ne manque pas, je le sais, lorsque cela arrive, de dire que la faute en est au poëte, qui n'a pas su vaincre les difficultés de son sujet et de son art. C'était à lui, prétend-on, à disposer avec habileté les événemens dont se composait son action, dans les limites préscrites.
         À merveille! cependant combien de bonnes raisons ces pauvres auteurs de tragédies n'auraient-ils pas à donner à ces capricieux faiseurs de règles! Eh quoi! pourraient-ils leur dire, vous prétendez, vous souffrez du moins que nous imitions la nature; et vous nous interdisez les moyens dont elle fait usage! La nature, pour agir, prend toujours du temps à son aise, tantôt plus, tantôt moins, suivant le besoin qu'elle en a; et vous, vous nous mesurez les heures avec presque autant d'économie et de rigueur que si vous les preniez sur la durée de vos plaisirs. La nature ne s'est pas astreinte à produire une action intéresante dans un espace que les yeux d'un témoin puissent embrasser commodément; et vous, vous exigez que le champ d'une action théâtrale ne dépasse pas la portée des regards d'un spectateur immobile. Encore si vous borniez pour nous l’idée et le choix des sujets tragiques à ceux où se rencontre réellement l'unité de temps et de lieu, ce serait certes une législation étrange et bien rigoureuse; elle serait du moins conséquente. Mais non: vous reconnaissez pour intéressans des sujets où cette unité est impossible; et nous voilà dès lors dans un singulier embarras. On permettez-nous de ne pas appliquer à ces derniers sujets les deux règles prescrites; ou proclamez que ce n'est pas une invraisemblance, une témérité gratuite de l'art, de forcer la succession réelle et graduée des événemens; de mutiler, pour les accommoder à la capacité d'un théâtre et à la durée d'un jour, des faits que la nature n'a pu produire que lentement et qu'en plusieurs lieux.
         Et ces plaintes contre les difficultés imposées à l'art par les règles cette déclaration formelle de l'impuissance de les appliquer à beaucoup de sujets d'ailleurs très beaux, ce ne sont pas des poëtes vulgaires qui les ont faites; ce ne sont pas de ces hommes pour lesquels tout est obstacle, parce qu'ils ne savent point se créer de ressources: c'est à Corneille, au grand Corneille lui même, qu'elles échappent. Écutons comment il s'exprime là-dessus, après cinquante ans d'expérience du théâtre: " Il est si malaisé, " dit-il, " qu'il se rencontre dans l'histoire, ni dans l’imagination des hommes, quantité de ces événemens illustres et dignes de la tragédie, dont les délibérations et leurs effets puissent arriver en un même lieu et en un même jour, sans faire un peu de violence à l'ordre commun des choses. . . . "
         Qui ne s'attendrait ici que Corneille va donner pour conséquence du fait reconnu par lui, qui ne faut pas qu'un poëte tragique s'àstreigne a la règle d'un lieu et d'un jour, puisque cette règle met en opposition le but et les moyens de la tragédie? Mais l'on poursuit, et l'on voit jusqu'où va la tyrannie des opinions arbitraires sur les esprits les plus élevés: " Je ne puis croire, " ajoute Corneille, " cette sorte de violence tout-à-fait condamnàble, pourvu qu'elle n’aille pas jusqu'à l'impossible: il est de beaux sujets où on ne la peut éviter; et un auteur scrupuleux se priverait d'une belle occasion de gloire, et le publie de beaucoup de satisfaction, s'il n'osait s'enhardir à les mettre sur le théâtre, de peur de se voir forcé à les faire aller plus vite que la vraisemblance ne le permet. "
         Ainsi c'est la vraisemblance qu'il s'agit de sacrifier à des règles que l'on prétend n'être faites que pour la vraisemblance!
Cette conséquence est si contraire au génie, au grand sens de Corneille, et aux idées que tant de méditations et une si longue pratique lui avaient données sur ce qu'il y a de fondamental dans l'art dramatique, que l'on ne pout guère expliquer ce passage, à moins de se retracer les circonstances où ce grand homme se trouvait en l’écrivant. Gourmandé, régente longtemps par des critiques qui avaient apparemment ce qu'il fallait pour être les maitres de Pierre Corneille, il voulait apaiser ces critiques, leur faire voir qu'il entrait dans leurs idées, qu'il comprenait et pouvait suivre leurs théories. Ici, il croyait se trouver entre deux écueils, entro l’invraisemblance et la violation des règles. Les critiques n'étaient pas bien rigoureux sur l'article de la vraisemblance; ils ne l'avaient pas inventée: mais les règles! oh les règles! c'était leur bien, et l'unique bien de plusieurs d'entre eux; ils les avaient importées fraichement je ne sais d'où, et venaient de les imposer au théâtre français. Le pauvre Corneille aurait-il pu mourir en paix s'il n'en eût reconnu l'autorité?
         Le talent n'est jamais complétement sûr de lui même; il désire toujours un témoignage extérieur qui lui confirme ce qu'il soupçonne de ses forces. Et comment, en effet, pourrait-il s'en rapporter à sa propre décision, quand il s'agit de savoir s'il est pur et vrai, ou s'il n'est qu'apparent et affecté? Le dédain le trouble donc toujours; et en le méconnaissant, on est presque sûr de le réduire à douter de luì-même. Il ne demande qu'à être compris, qu'à être jugé; toutefois il voudrait l'être non seulement par la bonne foi, mais par des lumières certaines. Il se laisse presque toujours entrainer au désir de la gloire; toutefois il n'en veut qu'à condition de voir ceux qui la disponsent bien convaincus qu'il la mérite. Il accepte toujours les censures, mais il exige qu’elles lui apprennent quelque chose; et de plus il a besoin d'être persuadé qu'elles ne sont pas le fruit de la passion.
         Maintenant, pour revenir à Corneille, ce grand poëte avait dû trop voir que ce qui s’opposait le plus au calme et à l'impartialité, nécessaires pour le juger, c'étaient ces critiques qui le jugeaient toujours. Il y avait un moyen de les adoucir un peu; mais il n'y en avait qu'un; c'était de céder sur les points auxquels ils tenaient le plus, en transigeant sur le reste; et ce fut précisément ce qu'il fit. A moins de cela, les critiques auraient crié bien plus fort, auraient brouillé bien davantage les idée du public sur les admirables production du génie de Corneille; car rien n'était si facile. Si le public s'en laissait charmer, il n'y avait qu'à lui dire plus durement encore que de coutume qu'il n'y entendait rien; il n'y avait qu'à y découvrir encore plus de défauts; et pour cela, il suffisait d'inventer un principe, deux principes, vingt principes, et de prouver ensuite qu'ils étaient violés dans les tragédies de Corneille. Qu'en avait-il coûté à Scudéri pour démontrer que la Cid était une fort mauvaise pièce? Rien, c'est-à-dire rien de plus que de faire, en grands termes, l'énumération de beaucoup de choses qui, selon lui, étaient indispensables dans une tragédie pour qu'elle fût bonne, et de constater que ces choses-là n'étaient pas dans le Cid. La grande science de Scudéri consistait à ne pas comprendre Corneille; et son grand travail, à empècher qu'il ne fùt compris des autres. Corneille aima donc mieux renoncer à quelques conséquences qui découlaient naturellement des principes établis, que de donner à ceux qui s'étaient faits ses juges plus de moyens de le chicaner, en réduisant toute la discussion sur ses ouvrages à l’examen de la forme, pour distraire l'attention du public de ce qu'ils avaient au fond d'original et de sublime.
         Mais pour saisir encore mieux les véritables idées de Corneille sur la règle des deux unités, il n'y a qu'à lire la suite du passage dont j'ai transcrit le commencement. Ici, Corneille annulle tout-à-fait cette règle à laquelle il a rendu plus haut un hommage forcé. " Je donnerais, " poursuit-il, " en ce cas (au poëte), un conseil que peut-être il trauverait salutaire; c'est de ne marquer aucun temps préfix, dans son poëme, ni aucun lieu particulier où il pose les acteurs. L'imagination de l'auditeur aurait plus de liberté de se laisser allor au courant de l'action, si elle n'était point fixée par ces marques; et il pourrait ne s'apercevoir pas de cette précipitation, si elles ne l'en faisaient souvenir et n'y appliquaient son esprit malgré lui. Je me suis toujours repenti d'avoir fait dire au roi, dans le Cid, qu'il voulait que Rodrigue se délassât une heure ou deux après la défaite des Maures, avant que de combattre Don Sanche: je l'avais fait pour montrer que la pièce était dans les vingt-quatre heures , et cela n'a servi qu'à avertir les spectateurs de la contrainte avec laquelle je l'y avais réduite. Si j'avais fait résoudre ce combat sans en désigner l’heure, peut-être n'y aurait-on pas pris garde. "
         Ainsi, Corneille demande que le temps et le lieu ne soient point marqués, pour que l'auditeur ne s'aperçoive pas que l'action dépasse les vingt-quatre heures, et qu'elle change de place. Au fait, c'est demander l'abolition de la règle, parce qu'elle consiste essentiellement a restreindre l'action dans ses limites d'une manière qui soit sensible pour le spectateur. Et la règle, en effet, au lieu de lui faciliter la marche de l'action dans le Cid, n'avait servi qu'à faire ressortir ce qu’il y avait de forcé. " Si j'avais fait résoudre ce combat, " dit-il, " sans en désigner l’heure, peut-être n'y aurait-on pas pris garde. " Qui n’y aurait pas pris garde? le public? Non certes. Mais les critiques? Oh! ceux-là ne seraient pas restés en défaut: ils auraient infailliblement découvert l'equivoque, et fait inexorablement leur devoir, qui était d'en avertir le public. A quoi pensait donc le bon Corneille? croyait-il, les sentinelles du bon goût capables de s'endormir? Chimère! Lorsqu'e le public, entrainé par des beautés- grandes et neuves, par le charme combiné de l'idéal et du vrai, se laisse aller aux impressions qu'un grand poëte sait produire, les critiques sont toujours là pour rempècher de s'égarer avec lui, pour gourmander son illusion, et ramener son attention un moment surprise et absorbée par les choses mêmes, à ce qui doit passer avant tout, à l'autorité des formes et des règles.
         Y aurait-il de la témérité à plaindre Corneille d'avoir vu la vérité et de n'avoir pas osé s'y tenir? Ce n'était pas un génie de la justesse et de la force du sien qui pouvait méconnaître que le public, abandonné à lui-même, ne voit jamais, dans une action dramatique, que l’action elle-même; que l'imagination du spectateur non prévenu se prêt sans effort au temps fictif que le poëte a besoin de supposer dans sa pièce, ou que, pour mieux dire, il n'y pense pas. Mais le grand Corneille n'a pas eu le courage de dire que, puisque telle est la disposition naturelle du spectateur, telle l'art doit la prendre, sans chercher ailleurs que dans l'essence et l'étendue même du sujet qu'il veut mettre en drame, les conditions de temps et de lieu qui en sont inséparables.
         Voilà donc ce que gagnent les arts et la philosophie des arts à recevoir des règles arbitraires., de forcer les plus grands hommes à imaginer, des subterfuges pour éviter des inconvéniens, à trouver des argumens subtils pour échapper à la chose en adoptant le mot!
         Mais si, en choisissant pour sujet d'une, action dramatique ces événemens illustres et dignes de la tragédie, dont parle Corneille, on veut éviter la faute de les entasser d'une manière invraisemblable, l'on tombe nécessairement dans une autre; il faut alors abandonner une partie de ces évènemens, et quelquefois la plus intéressante; il faut renoncer à donner à ceux que l’on conserve un développement naturel: en d'autres termes, il faut rendre la tragédie moins poétique que l’histoire.
         Le moyen le plus court de se convaincre qu’il en est vraiment ainsi c'est d'examiner quelqu'une des tragédies conçues dans le système historique, une tragédie dont l'action soit une, grande, intéressante; et de voir si l'on pourrait lui conserver ce quuelle a de plus dramatique, en la pressant dans le cadre des unités. Considérons, par exemple, le Richard II de Shakespeare, qui n'est cependant pas la plus belle de ses pièces tirées de l'histoire d'Angleterre.
         L'action de cette tragédie est le renversement de Richard du trône d'Angleterre et l'élévation de Bolingbroke à sa place. La pièce commence au moment où les desseins de ces deux personnages se trouvent dans une opposition ouverte, où le roi, ayant conçu une véritable inquiétude des projets ambitieux de son cousin, se jette, pour les déjouer, dans des mesures qui finissent par en amener l'exécution. Il bannit Bolingbroke: le duc de Lancastre, père de celui-ci, étant mort, le roi s'empare de ses biens, et part pour l'Irlande. Bolingbroke enfreint son ban, et revient en Angleterre, sous le prétexte de réclamer l’héritage qui lui a été ravi par un acte illégal. Ses partisans accourent en foule autour de lui: à mesure que le nombre en augmente, il change de langage, passe par degrés des réclamations aux menaces; et bientôt le sujet venu pour demander justice est un rebelle puissant qui impose des lois. L'oncle et le lieutenant du roi, le duc d'Yorck, qui va à la rencontre de Bolingbroke pour le combattre, finit par traiter avec lui. Le caractère de ce personnage se déploie avec l'action où il est engagé: le duc parle successivement, d'abord au sujet révolté, puis au chef d'un parti nombreux, enfin au nouveau roi; et cette progression est si naturelle, si exactement parallèle aux événemens, que le spectateur n'est pas étonné de trouver, à la fin de la pièce, un bon serviteur de Henri IV dans le même personnage qui a appris avec la plus grande indignation le débarquement de Boling-broke. Les premiers succès de celui-ci étant connus, c'est naturellement sur Richard que, se portent l'intérêt et la curiosité. On est pressé de voir l'effet d'un si grand coup sur l'âme de ce roi irascible et superbe. Ainsi, Richard est appelé sur la scène par l'attente du spectateur en même temps que par le cours de l'action.

tratto da: Opere varie di Alessandro Manzoni, edizione riveduta e corretta dall’autore, Milano, Stabilimento Redaelli dei Fratelli Rechiedei, 1870 (pagg. 395-451)

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Ultimo aggiornamento: 28 dicembre 1999